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Contestation

Au Bangladesh, une grève historique des ouvriers du textile

Depuis plusieurs jours, des milliers de salariés manifestent pour réclamer des salaires décents et une amélioration de leurs conditions de travail.
par Clara Grégoire et AFP
publié le 8 novembre 2023 à 20h21

Au Bangladesh, la crise du secteur du textile s’enlise et prend un tournant macabre. Mercredi 8 novembre, une femme a été tuée par balle près de la capitale, Dacca, touchée à la tête par un tir de la police. Opératrice de machine à coudre, elle faisait partie des milliers d’ouvriers qui manifestaient pour réclamer une augmentation de leurs salaires. Elle est la troisième victime d’une grève historique qui a déjà coûté la vie à deux autres ouvriers, eux aussi tués lors des heurts avec les forces de l’ordre.

Mardi, un comité nommé par l’Etat avait annoncé une hausse de 56,25 % du salaire mensuel de base pour les quatre millions d’ouvriers du secteur textile, le portant à 12 500 takas (environ 104 euros). Un montant jugé insuffisant, et aussitôt rejeté par les syndicats. «C’est inacceptable. C’est en deçà de nos attentes», a fustigé auprès de l’AFP la Fédération des ouvriers de l’industrie et de l’habillement du Bangladesh, selon qui le salaire minimum doit être de 15 000 takas au moins.

Depuis maintenant deux semaines, de violents affrontements éclatent dans plusieurs localités du Bangladesh, où des milliers d’ouvriers du textile sont en grève. Le mouvement a démarré après la proposition salariale jugée «scandaleuse» de la BGMEA – la puissante association des fabricants et exportateurs de vêtements –, qui a suggéré fin octobre une augmentation de seulement 25 %. De leur côté, les salariés exigent un quasi-triplement du salaire mensuel minimum, actuellement à 8 300 takas, qu’ils veulent voir grimper à 23 000 takas.

Des manifestations émaillées de violences

Parties de la ville industrielle de Gazipur, au nord de la capitale, les manifestations ont rapidement essaimé dans d’autres régions du Bangladesh. Au total, quelque 600 usines seraient fermées d’après la police, et des dizaines ont été saccagées. Quatre sites ont également été incendiés, et de nombreuses routes bloquées par les manifestants.

Les affrontements entre la police et les ouvriers, eux, se multiplient. Mardi, quelques heures avant une nouvelle proposition d’augmentation de la part du BGMEA, des violences ont à nouveau éclaté à Gazipur, alors que 6 000 travailleurs – d’après les chiffres de la police – étaient sortis dans l’attente, tendus, à l’issue des négociations. Pour les disperser, les forces de l’ordre ont fait usage de gaz lacrymogènes, alimentant la colère des ouvriers. Le nombre de victimes, désormais porté à trois, n’a rien arrangé.

Une répression «violente», fermement condamnée par les organisations internationales. «Il est clair [qu’elle] atteint des niveaux sans précédent», a martelé l’organisation européenne Clean Clothes Campaign dans un communiqué. D’autant plus que les ouvriers «risquent très gros», rappelle à Libération Salma Lamqaddam, chargée de campagne et plaidoyer droits des femmes au travail et en charge des questions textile pour l’ONG ActionAid France, «notamment les représentants syndicaux, qui sont particulièrement visés à l’heure actuelle». Lors de précédentes manifestations entre 2016 et 2017, également pour des augmentations salariales, 1 600 travailleurs avaient été licenciés, en mesure de rétorsion.

«On n’est même pas encore au stade du salaire décent»

Deuxième exportateur mondial de vêtements derrière la Chine, le Bangladesh compte environ 3 500 usines textiles. Ses quatre millions d’ouvriers – majoritairement des femmes –, produisent 85 % des 55 milliards de dollars d’exportations annuelles du Bangladesh. Parmi les fournisseurs des usines à l’arrêt, de nombreuses marques occidentales, comme Zara, Gap, Levi’s ou encore Adidas.

Mais dans ce pays d’Asie du Sud, où l’industrie du vêtement est le cœur de sa croissance, le pouvoir d’achat des ouvriers est au plus bas. Fortement touchés par l’inflation, qui a atteint près de 10 % en octobre, et la forte dépréciation du taka par rapport au dollar américain, les travailleurs ne s’en sortent plus. «Leur revendication de 23 000 takas ne vient pas de nulle part, souligne Salma Lamqaddam. Des études ont montré que c’était la somme minimale pour sortir du seuil de pauvreté. Donc on n’est même pas encore au stade du salaire décent.»

Le comité du salaire minimum se réunit tous les cinq ans pour augmenter le salaire de base. La dernière hausse, qui remonte à décembre 2018, avait permis de le faire passer de 5 000 à un peu plus de 8 000 takas par mois. «Aujourd’hui, si les ouvriers refusent la hausse de 25 %, c’est parce qu’ils savent que s’ils acceptent, ils seront bloqués pendant encore cinq ans, avec des revenus trop faibles pour s’en sortir», insiste la chargée de campagne pour ActionAid.

«Le silence des marques est assourdissant»

Au-delà d’une augmentation de salaires, les ouvriers du textile plaident aussi pour de meilleures conditions de travail. Au Bangladesh, les journées interminables sont fréquentes dans le secteur du textile, amenant les salariés à rester assis parfois «jusqu’à 18 heures par jour», déplore Salma Lamqaddam. «Ils ont des cadences infernales, des objectifs de rentabilité irréalistes, et des droits sociaux presque inexistants. Sans oublier les violences sexistes et sexuelles que subissent les femmes, majoritaires.»

En 2013, la tragédie du Rana Plaza, une usine textile qui s’était effondrée à Dacca, tuant plus de 1 100 ouvriers et en blessant 2 500 autres, avait permis de mettre en lumière les dérives de l’industrie textile au Bangladesh. Face aux critiques, le pays avait alors réévalué les salaires et conclu un accord sur la sécurité des ateliers. Mais force est de constater, dix ans plus tard, que les progrès sont minimes. «Certes, la sécurité s’est renforcée, admet la membre de l’ONG de solidarité internationale. Mais le rythme de travail reste infernal. Et en dix ans, on a vu l’essor des marques d’ultra fast fashion, qui ont poussé encore plus loin la logique perverse de production de masse.»

De grandes marques, dont Adidas, Puma ou encore Hugo Boss, ont écrit en octobre à la Première ministre du Bangladesh, Sheikh Hasina, ayant «remarqué» que les salaires nets mensuels moyens n’avaient «pas été ajustés depuis 2019 alors que l’inflation a considérablement augmenté au cours de cette période», avant d’ajouter qu’elles souhaitaient «une heureuse conclusion» aux négociations salariales. Une prise de conscience tardive et largement insuffisante selon les associations. «Les marques ont une responsabilité, un rôle à jouer, insiste Salma Lamqaddam. Depuis le début du mouvement, aucune n’a pris des engagements réels. Leur silence est assourdissant.» Même si, admet la chargée de campagne, un «gros risque» demeure : que les enseignes finissent par se tourner vers d’autres pays, dans lesquels le coût du travail est encore plus faible qu’au Bangladesh.

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