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Affaire McKinsey: la France fait-elle vraiment mieux que ses voisins, comme l’affirme Macron?

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Mis en difficulté par un rapport sénatorial accablant, Emmanuel Macron assure que le recours aux cabinets de conseil est plus massif encore en Allemagne ou au Royaume-Uni. Mais la réalité est plus complexe.
par Samuel Ravier-Regnat et Savinien de Rivet
publié le 4 avril 2022 à 19h41

Face aux encombrantes questions sur la polémique McKinsey qui perturbe sa fin de campagne électorale, Emmanuel Macron a trouvé une parade : le président-candidat jure que le recours de l’Etat aux cabinets de conseil privés est bien moindre en France que dans les autres grands pays européens. Il l’a encore répété sur le plateau de France Inter, ce lundi matin. «Il faut regarder les voisins, a martelé Emmanuel Macron. La France consomme deux à trois fois moins qu’eux. Regardez l’Allemagne, regardez l’Angleterre. […] Est-ce que la France a une pratique abusive de ces conseils ? On consomme substantiellement moins que l’Angleterre ou l’Allemagne.» Pourquoi me chercher des poux quand il y en a plus dans les cheveux des voisins ?

Les chiffres évoqués par le chef de l’Etat sortent directement du rapport de la commission d’enquête du Sénat sur «l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques» rendu public le 17 mars, celui-là même qui a déclenché un torrent de critiques contre l’exécutif. Selon ce document, le chiffre d’affaires que les cabinets de conseil privés réalisent auprès du secteur public s’établissait à 657 millions d’euros en France en 2018, contre 3 143 millions d’euros en Allemagne ou 2 640 millions d’euros au Royaume-Uni.

De fait, Paris se situe parmi les capitales qui font le moins appel à des cabinets de conseil en organisation, selon les données de la Fédération européenne des conseils en management, qui a sélectionné dans son étude un échantillon d’une dizaine d’Etats européens. D’après ces données, qui remontent elles aussi à 2018, la France a consacré 0,03% de son PIB à de telles prestations, loin derrière le Danemark (0,21%), l’Autriche (0,18%) et le Royaume-Uni (0,11%).

«Navets et carottes»

Mais la comparaison, basée sur l’année 2018, n’est pas tout à fait pertinente. Car elle ne prend pas en compte l’évolution de la pratique jusqu’en 2021 en France. Or, les dépenses publiques en matière de consulting ont explosé depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, au point de devenir un véritable «réflexe», selon les auteurs du rapport sénatorial. Les seules dépenses des ministères ont été multipliées par 2,36, passant de 379 millions d’euros en 2018 à près de 894 millions d’euros l’année dernière. Il faut leur ajouter les commandes passées par les opérateurs (Pôle Emploi par exemple), qui se sont élevées à 171,9 millions d’euros en 2021. Le rapport précise qu’il s’agit ici d’une «estimation minimale», car une partie seulement des opérateurs ont été interrogés.

Au-delà des discussions sur les chiffres et les dates, quel sens y a-t-il à mettre en balance la France et ses voisins ? Pour le sociologue Frédéric Pierru, qui a été auditionné par la commission d’enquête du Sénat, les pays mentionnés par Emmanuel Macron relèvent d’un modèle «tout à fait différent de celui qu’on connaît chez nous». «La France s’est structurée autour de grands corps d’Etat, avec une administration de fonctionnaires forte, explique à Libération le chercheur spécialiste des politiques publiques de la santé au CNRS. L’Allemagne et le Royaume-Uni, au contraire, sont beaucoup plus poreux aux intérêts privés, comme les Etats-Unis.» Et de résumer : «C’est comme comparer des navets et des carottes !»

Frédéric Pierru l’assure : la France est désormais entrée dans l’ère de la «consultocratie». «L’exception française est en train de disparaître», regrette-t-il. A l’écouter, l’organisation des politiques publiques dans l’Hexagone a basculé vers un modèle d’«hybridation croissante entre les élites publiques et privées», qui provoque un «affaiblissement de l’administration». Et érode la souveraineté de l’Etat, dans la mesure où nombre de cabinets de conseils sont étrangers. «Que des cabinets américains interviennent dans la restructuration du ministère des Armées, par exemple, je trouve que c’est choquant», observe le sociologue.

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