Cinq minutes pour comprendre l’affaire Alexis Kohler

Après la publication d’une note d’Emmanuel Macron adressée au parquet national financier, certains estiment que la séparation des pouvoirs a été mise à mal. L’affaire avait été classée sans suite en août 2019.

 Alexis Kohler, secrétaire général de l’Elysée, a été visé par une plainte de l’association Anticor.
Alexis Kohler, secrétaire général de l’Elysée, a été visé par une plainte de l’association Anticor. LP/Fred Dugit

    L'affaire Alexis Kohler colle décidément comme un sparadrap sur le doigt de l'Elysée. Dans ce nouvel épisode, c'est Emmanuel Macron qui est cette fois accusé de s'être immiscé dans l'enquête. En cause : une note d'Emmanuel Macron, publiée par le site Mediapart et parvenue via l'avocat d'Alexis Kohler à l'été 2019 au parquet national financier. Dans celle-ci, le président de la République semble dédouaner son fidèle collaborateur Alexis Kohler, visé en 2018 par une enquête pour prise illégale d'intérêts finalement classée sans suite.

    Des juges d'instruction vont d'ailleurs reprendre les investigations visant le secrétaire général de l'Élysée, à la demande de l'association anticorruption Anticor, a appris ce mercredi l'AFP de sources concordantes. Cette information judiciaire a été ouverte lundi, ont ajouté ces sources, confirmant une information de Mediapart. On fait le point.

    Quel est le fond de l'affaire ?

    Les liens entre Alexis Kohler et l'entreprise italo-suisse Mediterranean Shipping Company (MSC) sont connus depuis plusieurs années. En juin 2018, le secrétaire général de l'Elysée et ex-directeur de cabinet du ministre de l'Économie devenu président, a été visé par une plainte d'Anticor pour « prise illégale d'intérêt », « trafic d'influence » et « corruption passive ». L'association anti-corruption soupçonnait le haut fonctionnaire d'avoir discrètement joué des coudes au sein de l'Etat en faveur d'une entreprise qu'il connaît bien, le croisiériste et deuxième plus grand armateur de porte-conteneurs du monde, MSC.

    Le groupe, qui a mené dans les années 2010 des discussions permanentes avec les chantiers navals STX, dont l'Etat est actionnaire à 33 %, a failli entrer au capital de l'emblématique société de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique). Et ce pour « participer à l'équilibre de l'actionnariat » et éviter le « pillage » de l'entreprise française par l'italienne Fincantieri, s'enthousiasmait à l'époque Gianluigi Aponte, le propriétaire de MSC… et cousin d'Alexis Kohler.

    Mais les liens ne sont pas seulement familiaux, puisque le haut fonctionnaire a aussi un temps travaillé pour le groupe MSC. Après avoir siégé au conseil d'administration de STX France entre 2010 et 2012 en tant que représentant de l'Etat, Alexis Kohler a voulu, à deux reprises, rejoindre MSC, à chaque fois après avoir exercé des fonctions au sein de cabinets ministériels à Bercy. En avril 2014, la commission de déontologie, l'instance chargée de contrôler le départ des agents publics dans le secteur privé, s'était opposée à sa demande. Mais en août 2016, quand Emmanuel Macron quitte le ministère de l'Économie, Alexis Kohler obtient finalement le feu vert de la commission et rejoint MSC Croisières au poste de directeur financier. Peu après, il est nommé à l'Elysée en mai 2017 à l'élection d'Emmanuel Macron comme secrétaire général.

    Pourquoi l'affaire rebondit ?

    Dans cette attestation, dont l'association anti-corruption Anticor a récemment fait état et qui a été publiée mardi par Mediapart, le chef de l'Etat assure que Kohler n'est jamais intervenu, au moment où il était son directeur de cabinet à Bercy, dans des dossiers liés à l'armateur italo-suisse MSC.

    « Je vous confirme que lors de ma prise de fonction de ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique, j'étais déjà informé de vos liens familiaux avec les actionnaires de contrôle de MSC, ainsi que de la volonté que vous aviez exprimée de rejoindre cette entreprise quelques mois plus tard », affirme Emmanuel Macron dans sa lettre transmise au PNF à l'été 2019. « Vous m'aviez d'ailleurs formellement remis, au moment de votre entrée aux fonctions de directeur de mon cabinet, un courrier demandant à ne jamais avoir à traiter des dossiers et questions concernant cette société », précise le locataire de Bercy au moment des faits. Il explique ensuite avoir déchargé de ces dossiers son collaborateur au profit de Julien Denormandie, alors directeur de cabinet adjoint. La note ne fait jamais état de sa condition actuelle de président de la République.

    C'est parce qu'Alexis Kohler était soupçonné d'avoir dissimulé ces liens devant la commission de déontologie que le parquet national financier (PNF) avait ouvert une enquête le 4 juin 2018 pour prise illégale d'intérêts avant de la classer sans suite. « Après un an d'enquête, l'analyse des éléments recueillis par la brigade de répression de la délinquance économique (BRDE) de la direction générale de la police judiciaire ne permet pas de caractériser les infractions initialement suspectées », expliquait le PNF dans un communiqué en août 2019.

    Mais Mediapart estime que c'est cette note présidentielle, transmise par le biais de l'avocat d'Alexis Kohler au parquet, qui aurait changé la donne dans le traitement de l'affaire Kohler par la justice. Le site d'investigation fait état d'un premier rapport accablant délivré par la BRDE, le 7 juin 2019, qui aurait été finalement remplacé par un second rapport le 18 juillet 2019, expurgé des faits incriminant Alexis Kohler et mettant en avant « sa bonne foi ». Ce classement sans suite se serait fait à un moment de vacances à la tête du PNF, tout juste quitté par la désormais célèbre Eliane Houlette, le 30 juin 2019.

    Ces accusations ont notamment été reprises par l'opposition, qui évoque « des faits particulièrement troublants », le député LFI Ugo Bernalicis laissant entendre mardi que les conclusions des enquêteurs s'étaient orientées vers un classement sans suite après la note du chef de l'Etat. « On se pose des questions sur la relation entre justice et politique », s'est également ému le député LFI Bastien Lachaud alors que le responsable du RN David Rachline a raillé « un nouveau monde (qui) ressemble étrangement à l'ancien ».

    Que répond l'Elysée ?

    « En aucun cas, le président de la République, qui est le garant de l'indépendance de la justice, n'intervient dans le cours d'une procédure judiciaire engagée », a martelé mercredi la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye.

    Emmanuel Macron « considère que ne pas verser ce document aurait été priver (Alexis Kohler) d'un exercice normal et légitime de ses droits de la défense », a expliqué la porte-parole du gouvernement, évoquant « une note factuelle » rédigée sur un document libre, « sans en-tête de la présidence de la République ».

    Le président de l'Assemblée nationale, Richard Ferrand, un proche du chef de l'État, a pour sa part appelé à « ne pas confondre la séparation des pouvoirs, qui est une règle absolue qui fait que le législatif, l'exécutif et l'autorité judiciaire doivent avoir des vies distinctes, ne pas peser les uns sur les autres, et une sorte d'attestation d'employeur ».

    Une atteinte à la séparation des pouvoirs ?

    « En elle-même, une telle attestation pourrait être vue comme l'attestation d'un employeur précisant les missions de son salarié », confirme Jean-Baptiste Perrier, directeur de l'Institut des sciences pénales et de criminologie de l'Université d'Aix-Marseille. « Mais on ne peut ignorer le contexte, à savoir qu'il s'agit du président de la République qui fournit un document en sachant qu'il sera utilisé dans le cadre d'une procédure d'enquête, voire d'une procédure judiciaire. Mais les faits, en l'état de ce qui est connu, ne me semblent pas suffisamment graves pour constituer une atteinte à la séparation des pouvoirs », analyse le professeur de droit. « Il en serait allé différemment si le courrier avait été adressé directement au magistrat, ou s'il demandait plus explicitement la fin de l'enquête », enchaîne ce spécialiste. Cependant, « au regard de l'article 64 de la Constitution, selon lequel le président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire, il n'en demeure pas moins qu'une telle intervention dans une enquête en cours est, à tout le moins, maladroite », conclut Jean-Baptiste Perrier.