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Grand âge

«Les Fossoyeurs» : ce que l’on sait de l’enquête sur les maltraitances dans les Ehpad du groupe Orpea

La vieillesse, une maladie ?dossier
Dans un livre-enquête, qui paraîtra ce mercredi, Victor Castanet lève le voile sur une politique de réduction des coûts à tout prix au sein d’Orpea, leader mondial dans le secteur des Ehpad. Depuis ces révélations, le groupe dégringole en Bourse. Décryptage.
par Cassandre Leray
publié le 25 janvier 2022 à 18h29

Depuis vingt-quatre heures, les bonnes feuilles du livre-enquête de Victor Castanet font parler. Au fil de près de 400 pages, c’est tout un système que Victor Castanet dépeint. Un «business du grand âge» dont les rouages vont jusqu’à engendrer la maltraitance de nombreuses personnes âgées. Au centre de l’ouvrage les Fossoyeurs, les pratiques du groupe privé français Orpea, numéro 1 mondial du secteur des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et cliniques. Une énorme machine qui concentre 220 Ehpad rien qu’en France, et plus de 1 000 autour du globe.

Sans détour, l’auteur s’attache à mettre en lumière les dérives de cette entreprise et leurs conséquences désastreuses, aussi bien pour les résidents de ces établissements que pour les soignants. Une politique de réduction des coûts passant par la réduction du nombre de soignants et le rationnement des produits d’hygiène et de santé.

Le livre ne sera en librairie qu’à compter de ce mercredi, mais les bonnes feuilles ont suffi à faire monter la pression du côté d’Orpea. Peu après la parution dans le Monde de plusieurs extraits de l’enquête de Victor Castanet lundi, la société a demandé la suspension de sa cotation en Bourse alors qu’elle avait déjà chuté de 16%. Après avoir repris mardi, l’action a perdu encore plus de 15% à la Bourse de Paris. Libération décrypte le contenu de ce livre et les réactions qu’il suscite.

Que raconte cette enquête ?

Victor Castanet le souligne dès les premières lignes de son enquête : il ne s’agit pas dans ce livre de généraliser ces problèmes à l’ensemble du secteur ou de se lancer dans un «Ehpad-bashing». Ici, il est question d’alerter quant aux dérives d’un groupe puissant. Une manière, également, de susciter un débat sur la prise en charge de nos aînés. Et cette parution tombe à point nommé, alors que les questions liées au grand âge sont souvent sous-traitées lors des campagnes présidentielles.

C’est d’abord l’Ehpad les Bords de Seine, à Neuilly-sur-Seine, qui a attiré la curiosité de Victor Castanet. Après avoir reçu plusieurs alertes de familles et soignants concernant des situations de maltraitance, il commence à enquêter sur cet établissement, l’un des plus luxueux et chers de France. Alors que les tarifs des chambres oscillent entre 6 500 et 12 000 euros par mois, cette enquête illustre comment la stratégie d’Orpea vise à être toujours plus rentable en limitant les frais coûte que coûte. D’abord, en faisant des économies sur les produits d’hygiène, quitte à laisser les résidents baigner dans leurs excréments. «C’était trois couches par jour maximum. Et pas une de plus. Peu importe que le résident soit malade, qu’il ait une gastro, qu’il y ait une épidémie», relate Saïda Boulahyane, ancienne auxiliaire de vie aux Bords de Seine, dès le deuxième chapitre.

Des rationnements qui concerneraient la quasi-totalité des produits nécessaires à une bonne prise en charge des personnes âgées : gants de toilette jetables, draps, serviettes de bain… Et même la nourriture. Et il ne s’agit pas là des seuls manques – déjà scandaleux – dont témoignent les personnes rencontrées par l’auteur. Plusieurs soignants dénoncent en effet le manque de personnels ou encore l’interdiction de remplacer les absences, bien qu’il n’y ait «régulièrement que trois personnes pour s’occuper de toute la résidence, dotée de 125 lits».

De ce qu’il observe à Neuilly-sur-Seine, le journaliste indépendant tire alors une interrogation: «Si cela se passe de cette façon dans un établissement aussi luxueux, qu’est-ce que ça doit être ailleurs ?» dit-il à Libération. Alors, bien vite, il va voir «ailleurs». Entre février 2019 et décembre 2021, il se rend dans des Ehpad du groupe Orpea situés aussi bien en Bretagne qu’en Gironde ou encore à Paris. Partout, les mêmes problèmes lui sont racontés : «C’est comme cela que j’ai compris qu’il s’agissait de dérives systémiques et non pas de problèmes localisés.»

Comment de telles pratiques ont-elles pu être dissimulées ?

Victor Castanet le souligne avec minutie tout au long de son récit : cette politique de réduction des coûts a un impact dévastateur sur la prise en charge des personnes âgées, mais aussi, il ne faut pas l’oublier, sur les conditions de travail des salariés. «Les soignants ne parviennent pas à faire leur travail convenablement. D’un côté, on leur dit de traiter au mieux les personnes âgées, et de l’autre, on ne leur donne pas les moyens de le faire», insiste l’auteur, soulignant également une «gestion contestable de l’argent public» : «Les Ehpad Orpea génèrent plusieurs milliards d’euros de chiffre d’affaires par an, touchent des dotations publiques… Et on me raconte qu’une partie de cet argent public est captée de manière au moins indirecte par le groupe, alors qu’il est censé revenir à 100% au bien-être des personnes âgées.»

Face à de telles révélations, une question se pose : comment un tel système peut-il prospérer dans l’impunité pendant des dizaines d’années ? La réponse de Victor Castanet est limpide : «Les inspecteurs n’ont ni les moyens, ni les compétences pour détecter les dérives que m’ont rapportées ces salariés.» Au cours de son enquête, plusieurs personnes ont expliqué à l’auteur comment le groupe était prévenu à l’avance en cas de contrôles – déjà trop rares : «Cela leur a permis de prendre des mesures de nettoyage ou de correction. Par exemple, des personnes m’ont raconté comment des contrats de travail ou des plannings étaient modifiés avant l’arrivée des inspecteurs.»

Quelles sont les réactions d’Orpea et des pouvoirs publics ?

Malgré les nombreuses demandes de Victor Castanet, Orpea n’a jamais accepté de répondre à ses questions. Le groupe s’est toutefois exprimé lundi dans un communiqué, niant l’ensemble des accusations, qu’il considère «mensongères, outrageantes et préjudiciables». Le gestionnaire d’Ehpad a également affirmé avoir saisi ses avocats.

De son côté, Olivier Véran, le ministre de la Santé, a promis sur LCI qu’il se pencherait sur le sujet : «J’attends d’avoir des éléments factuels, et s’il y a lieu d’ouvrir une enquête, je l’ouvrirai. Je ne tremblerai pas.»

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