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Le palmier de la discorde

Chronique «Résidence sur la terre»dossier
Après l’apparition de l’orang-outan, remontons la piste de la menace qui pèse sur lui jusqu’au coupable : la culture de palmiers à huile.
par Pierre Ducrozet
publié le 15 mai 2020 à 17h06

On s’est réveillés dans la jungle de Bukit Lawang, dans le nord-est de Sumatra, où la veille nous étaient apparus quelques-uns des 7 000 derniers orangs-outans qui y vivent. On a trempé nos jambes endolories dans l’eau transparente de la rivière, sous les hautes frondaisons. On est repartis dans des bouées géantes, au gré du courant, jusqu’au village.

Le lendemain, on a repris la route. Nous avions vu la forêt primaire menacée, nous voulions maintenant voir pourquoi. Des années que nous lisions des choses sur eux. Ils étaient devenus une menace diffuse, désincarnée. Mais ce jour-là, midi peut-être, lorsque nous avons finalement aperçu les honnis palmiers à huile, étiques et courtauds fantassins absurdement alignés, lorsqu'on a vu les immenses camions pleins à ras bord des fruits fraîchement coupés, lorsqu'on a vu les champs, et les champs, et les champs, on n'a plus vraiment rigolé. On est coincés derrière un camion si chargé de récoltes qu'il peine à avancer, et creuse un peu plus un bitume déjà troué par ses collègues. Ce sont des centaines d'hectares, dans toutes les directions, qui ont été arrachés à la forêt primaire de Sumatra, aux orangs-outans et aux tigres (lesquels ont besoin d'un espace de vie de 400 km2, et sont par conséquent en danger d'extinction immédiate), à tous ces écosystèmes ravagés pour planter des monocultures de palmiers à huile, dont le jus est recueilli au plus vite dans l'une de ces larges usines que l'on dépasse présentement, avant d'être envoyé vers l'Inde, l'Union européenne, la Chine ou les Etats-Unis, où des multinationales comme Nestlé, Colgate, Pepsi, Kellogg's, Unilever, Total les utiliseront pour produire shampoing, lessive, Kit-Kat, Nutella, chips ou agrocarburants.

En Indonésie, ce sont autour de 600 000 hectares qui sont partis en fumée chaque année au cours de la décennie passée. Le brûlis sauvage a longtemps été pratiqué illégalement, ici comme ailleurs, allant jusqu’à représenter 3 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. De 1990 à 2010, Sumatra a perdu 40 % de ses forêts, essentiellement pour cultiver cet odieux palmier (je le dis en connaissance de cause, je pourrais vivre avec un palmier - mais pas celui-là), dont 36 millions de tonnes ont été exportées en 2019.

Devant l'affolante avancée de la déforestation, le gouvernement indonésien a imposé fin 2018 un moratoire (de trois ans) sur de nouvelles plantations de palmiers à huile. Juste à temps pour sauver les dernières poches vertes, comme cette réserve de Bukit Lawang, ici à Sumatra, ou d'autres à Bornéo. Mais leur bonne volonté prend fin début 2020, lorsque le gouvernement indonésien porte plainte contre l'Union européenne pour sa politique «discriminatoire» contre l'huile de palme. Les autorités considèrent qu'elles ont fait assez d'efforts, il leur faut maintenant sauver leur économie.

Et qu’en est-il des groupes comme Nestlé ou L’Oréal qui se sont engagés à exclure l’huile de palme issue de la déforestation d’ici 2020 ? La classification pose évidemment problème, et l’on a bien vu, avec l’imbroglio autour de la nouvelle bioraffinerie de Total à La Mède, que le problème est loin d’être résolu : le groupe français affirme s’approvisionner en huile de palme durable et certifiée - on appréciera l’oxymore. S’il existe en effet une production d’huile de palme qui n’est pas responsable de déforestation supplémentaire, elle demeure minoritaire (20 %), et il est bien difficile, comme le voudrait le gouvernement français, de s’en assurer.

Notre voiture cahote comme toutes sur ce ruban de bitume défoncé par les roues trop larges du grand capital, droite, gauche, conduite par un chauffeur plutôt habile, quand, dans un virage, la roue avant du bus scolaire en face se détache et gicle vers nous, passe devant notre capot, tombe sur le côté. L’avant du bus se fracasse sur l’asphalte, raide, digne, comme au ralenti, ce qui nous permet de l’éviter de justesse et de poursuivre notre route. L’essieu a dû partir sur le bas-côté, la deuxième roue avant aussi : le bus n’est pas tombé sur nous. On souffle, notre conducteur n’a pas moufté, on continue (il s’arrêtera quand même quinze minutes plus tard pour commenter le fait avec un autre chauffeur de bus).

La rumeur de la jungle s’éloigne, et avec elle la menace latente du palmier. Nous partons vers le nord, vers une autre île, Pulau Weh, loin du tumulte. Nous avons déjà eu notre lot d’infortunes (sévère chute en scooter, freins de la voiture qui crament, rencontre d’un catholique allemand sur le lac Toba, ce qui n’est jamais de bon augure), nous avons droit maintenant à un peu de silence et de vent. En espérant que le sursis laissé par ces quelques semaines d’inactivité généralisée aux forêts primaires se prolonge - ou tout au moins que le jus cesse de couler aussi fort qu’avant. (A suivre).

Cette chronique paraît en alternance avec celle de Paul B. Preciado, «Interzone».

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