Verrou de Bercy : une anomalie française

Jérôme Cahuzac à Bercy, le jour de sa démission en mars 2013 ©Reuters - Charles Platiau
Jérôme Cahuzac à Bercy, le jour de sa démission en mars 2013 ©Reuters - Charles Platiau
Jérôme Cahuzac à Bercy, le jour de sa démission en mars 2013 ©Reuters - Charles Platiau
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L'ancien ministre du budget Jerôme Cahuzac comparait pour fraude fiscale et blanchiment. Ce scandale d'état n'a pourtant pas mis fin à un scandale permanent : les fraudeurs fiscaux peuvent échapper à la justice, si Bercy le décide. C'est ça le verrou de Bercy. Décryptage.

C’est une de nos spécificités bien française, le genre d’originalité archaïque qui perdure, à l'abri des débats et des volontés réformatrices des uns et des autres. On aurait pu penser que l'affaire Cahuzac ferait voler en éclat ce fait du prince, et bien non, Jerome Cahuzac a sauté, le verrou de Bercy lui est resté.

Or le verrou de bercy, c'était lui! le ministre du seul. A ce poste, lui seul pouvait décider d'être poursuivi au pénal pour fraude fiscale et qu'une enquête démarre. Si on ne comprend pas ça, ce pouvoir qu'il avait grâce au verrou de bercy, on ne comprend pas l’arrogance avec laquelle il a d'abord accueilli les révélations de Médiapart. Jerome Cahuzac se sentait alors au dessus de la justice, à raison.

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Le verrou de Bercy, comment ça marche?

On l’appelle aussi monopole de Bercy. C’est une disposition, unique au monde, qui prive la justice de l’initiative des poursuites pénales en matière fiscale. Par exemple, les ramifications d'une enquête laissent entrevoir une fraude fiscale conséquente ou il y a des révélations dans la presse, et bien le parquet ne peut pas engager des poursuites pour fraude fiscale, c'est Bercy qui décide, et le ministre du budget en particulier.

Le ministre n'est pas complètement seul, une commission des infractions fiscales composée de magistrat examine les cas qui sont renvoyés par Bercy devant la justice mais 9 fois sur 10 elle suit les recommandations et surtout, comme le ministre, elle n'a pas à motiver ses avis: qu'elle dise oui ou non à des poursuites, elle n'a aucune explication à donner.

Son rapport annuel est désormais public; cela avait été présenté comme un progrès après l'affaire Cahuzac, et bien ce rapport est complètement inintéressant. Des chiffres globaux, des statistiques sur les types de fraudes (à la TVA, au crédit impot recherche etc...) sur les secteurs poursuivis (le batiment arrive en tête), mais rien sur les affaires qui ne vont pas en justice. Or c'est ce sont celle là qui nous intéresse!

*Quels sont les contribuables, particuliers ou entreprises, qui bien que fraudant le fisc, échappent aux poursuites pénales en négociant avec Bercy? On n'en sait rien. *

Il y a 50 000 redressements fiscaux par an, seuls 1000 vont au pénal. Certes, on peut avoir volé le fisc, par erreur, sans intention réelle de frauder, mais comment expliquer que les poursuites en justice soient si rares sur la fraude fiscale? Qu’elles n’éclaboussent jamais ou si rarement de grandes multinationales ou de riches particuliers?

La réponse vous l'avez maintenant, c'est grâce au verrou de Bercy. C'est même le but de ce système : peu poursuivre. En gardant le monopole des poursuites pénales, Bercy dit qu'ainsi ses agents peuvent l'utiliser comme monnaie d'échange avec les fraudeurs : "Vous m’aidez à vous redresser, vous payez, et vous ne serez pas poursuivi".

Le conflit d'intérêt, toujours possible

Dans quel autre domaine peut on échapper à la justice avec l'aval de l'administration? La fraude fiscale prive chacun de ressources commune pour faire société, pourquoi devrait-elle être traitée à part dans un régime entre initié, qui n'a pas à justifier ses choix qui plus est?

Qui plus est: laisser ce pouvoir colossal entre les mains du politique, puisqu'in fine le verrou c'est le ministre, n'est pas sain pour une démocratie. De Christian Eckert en Eric Woerth, d'affaire Cahuzac en affaire Béttencourt, le doute plane toujours sur de possibles arrangements au sommet du pouvoir. L'affaire cahuzac était une occasion en or de nous moderniser, mais en dépit de quelques députés et sénateurs qui ont tenté, cette occasion là a bel et bien été raté.

Le débat est enterré

Dans l'année qui a suivi l'affaire Cahuzac, plusieurs magistrats et ONG ont demandé la suppression du verrou de Bercy via une tribune dans Libération.

Quelques députés (Yan Galut (PS), Charles de Courson (UMP)) ont cherché à le faire sauter au moment de l'adoption de la loi sur la fraude fiscale qui a suivi l'affaire Cahuzac, mais à chaque fois leurs amendements, non soutenus par le gouvernement, n’ont pas été adopté. La cour des comptes elles même, dans un référé destiné au premier ministre de l’époque Jean Marc Ayrault a relevé cette incongruité, et demandé à ce que le procureur de la république puisse poursuivre pénalement à son initiative. Des article de revue de droit Fiscal ont planché sur la question, et soulevé le particularisme de la procédure française. Et bien, non, rien n’y a fait, le verrou de Bercy, exception française est resté.

"Pour qu'on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir", écrivait Montesquieu.

Que dire alors d'une démocratie dans laquelle le pouvoir judiciaire reste aux ordres de l'exécutif en matière fiscale, et dans laquelle le pouvoir législatif laisse passer l'occasion d'encadrer ce pouvoir exécutif?

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