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La Cour suprême libère les gènes

Les brevets sur les gènes, "produits de la nature", ont été invalidés, les faisant ainsi tomber dans le domaine public. Le sociologue Maurice Cassier et la généticienne Dominique Stoppa-Lyonnet analysent cette décision

Publié le 03 juillet 2013 à 11h46, modifié le 10 juillet 2013 à 10h52 Temps de Lecture 5 min.

A la fin des années 1990, la société de biotechnologie Myriad Genetics, associée à l'université d'Utah et aux National Institutes of Health (NIH), a obtenu aux Etats-Unis plusieurs brevets sur les gènes BRCA1 et BRCA2, gènes dont les mutations sont associées à un risque élevé de cancers du sein et de l'ovaire. Depuis, Myriad Genetics a exercé aux Etats-Unis un monopole sur le marché des tests de prédisposition aux cancers du sein et de l'ovaire, monopole qu'elle a tenté d'imposer en Europe.

En 2004, la fronde de généticiens européens, lancée dès 2001 par l'Institut Curie, a conduit l'Office européen des brevets (OEB) à révoquer ou réduire les brevets en Europe de Myriad Genetics à peau de chagrin et à récuser ainsi tout monopole. Pourtant, la décision de l'OEB fut technique, fondée sur des insuffisances de description de l'invention et non sur le fond : la question centrale de la non-brevetabilité des gènes.

En 2009, des associations américaines de médecins, de patientes et de citoyens défendant les libertés civiques ont à leur tour dénoncé le monopole de Myriad Genetics. A la suite d'une féroce bataille juridique qui a conduit les parties jusqu'à la Cour suprême des Etats-Unis, cette dernière vient de rendre un jugement historique en assimilant l'isolation des gènes à un processus de découverte et non d'invention. La Cour a rappelé son jugement de 1980 sur la brevetabilité de la bactérie "Chakrabarty", obtenue en laboratoire par croisement entre deux bactéries. Ce nouveau micro-organisme capable de digérer les pollutions pétrolières était brevetable, car absent de la nature et né de l'ingéniosité de l'homme. La Cour a opposé l'invention de cette bactérie à la découverte des séquences génétiques par Myriad Genetics, arguant que, "dans ce cas, Myriad n'a rien créé".

Cette décision a notablement déplacé le curseur de la brevetabilité, faisant tomber dans le domaine public tous les brevets qui revendiquent tout ou partie d'un génome isolé de son environnement, qu'il soit humain ou non, qu'il soit ou non le siège de variations, mutations délétères ou polymorphismes, apparus spontanément. La décision va bien au-delà de la libéralisation des tests génétiques. On peut penser que le fait d'isoler une entité naturelle, cellule ou bactérie, sans transformation en laboratoire ne débouchera plus automatiquement sur une revendication de brevet dès lors qu'elle est présente dans la nature et qu'on lui découvre une utilité.

La Cour a retenu toutefois la brevetabilité des ADN complémentaires (ADNc), molécules d'ADN synthétiques copiées in vitro à partir des ARN messagers transcrits des gènes et à partir desquels des protéines spécifiques peuvent être synthétisées. Elle a ainsi réaffirmé la brevetabilité des constructions génétiques de laboratoire à l'origine d'une branche puissante de l'industrie biotechnologique qui produit des protéines médicaments.

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En maintenant brevetable les ADNc et les produits qui pourraient en résulter, la Cour a voulu préserver cette industrie. L'avenir dira quelle sera la portée de cette disposition. La Cour a justifié son jugement par le souci de réguler la propriété intellectuelle et d'établir un meilleur équilibre entre domaine public et domaine réservé, au bénéfice de l'innovation.

Il est intéressant de revenir sur le contexte dans lequel ce jugement a été rendu. Outre la mobilisation d'associations de citoyens et des plus grandes associations médicales américaines, deux faits sont remarquables. D'abord, certaines sociétés de biotechnologie engagées dans le développement de tests génétiques reposant sur le séquençage à très haut débit ont fait valoir que la multiplicité des brevets sur les gènes contrariait l'innovation et l'accès aux tests génétiques davantage qu'elle ne les encourageait. Et puis, par son département d'Etat à la justice, le gouvernement fédéral des Etats-Unis est intervenu lors de la procédure d'appel, en 2010, en publiant à titre consultatif un amicus brief dans lequel il donnait son point de vue : non-brevetabilité des gènes simplement isolés de leur environnement naturel, mais brevetabilité des gènes synthétiques produits en laboratoire. La Cour suprême, le 13 juin 2013, a scrupuleusement suivi cet avis.

Quelles sont les conséquences à court terme ? Myriad Genetics n'a plus le monopole des tests BRCA1 et BRCA2 aux Etats-Unis. Plusieurs laboratoires hospitaliers ou industriels ont déjà fait savoir qu'ils commercialiseront bientôt des tests incluant ces gènes, ce qui va conduire à une baisse de leur prix et à la possibilité pour les patientes de bénéficier d'un second avis diagnostique.

Pourtant, Myriad Genetics conservera probablement l'avance que lui donnent son réseau commercial et les informations engrangées au cours de quinze années de monopole, informations qu'elle tient secrètes et qui peuvent être décisives pour l'interprétation de mutations de ces gènes. Le maintien d'un secret industriel sur des bases de données issues de l'analyse des patients a fait lui aussi l'objet de protestations solennelles récentes, notamment de la Société européenne de génétique. Un autre combat commence.

De manière plus générale, le marché des tests génétiques ne sera plus susceptible d'être entravé par des brevets sur des gènes, difficilement contournables jusque-là. A l'heure du séquençage à très haut débit et d'une véritable démocratisation de l'accès au génome humain, le développement de la médecine génomique personnalisée, qui repose sur l'utilisation de tests compagnons guidant l'administration des médicaments, devrait au contraire bénéficier d'une plus grande ouverture et de moindres revendications de royalties, à l'avantage des assurances-santé.

En libérant le développement des tests génétiques, la Cour suprême a restauré, au moins en partie, le domaine public de la médecine et de la recherche. C'est une révision fondamentale de la politique de brevetage des gènes suivie depuis trente ans aux Etats-Unis. Mais cette décision, qu'il faut saluer, conduira-t-elle à une révision du droit des brevets sur les gènes dans d'autres pays ? Le droit européen pourra-t-il longtemps encore conserver son article 5.2 de la directive sur la protection juridique des inventions biotechnologiques qui stipule qu'"un élément isolé du corps humain ou autrement produit par un procédé technique, y compris la séquence ou la séquence partielle d'un gène, peut constituer une invention brevetable, même si la structure de cet élément est identique à celle d'un élément naturel" ?

Le supplément "Science & médecine" publie chaque semaine une tribune libre ouverte au monde de la recherche. Si vous souhaitez soumettre un texte, prière de l'adresser à sciences@lemonde.fr

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